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Les nouvelles règles que prétend imposer le projet de loi relèvent, pour une part notable, de l’inversion de la hiérarchie des normes.

C’est quoi ça ?

En gros, et jusqu’à présent, un accord d’entreprise ne peut fixer de règles aux contrats de travail que si elles sont plus favorables (aux salariés) que celles d’un accord au niveau de la branche, lequel ne peut qu’être plus favorable qu’un accord interprofessionnel, lequel ne peut qu’être plus favorable que la loi.

L’argument est assez simple, si simple qu’on finira par le trouver un peu suspect de simplisme, l’accord d’entreprise serait plus près de la réalité du terrain. Avec des évidences de ce tonneau, on en conclurait assez vite que le soleil tourne autour de la terre.

Le terrain, le terrain, c’est d’ailleurs vite dit, il se résume, pour les besoins de la démonstration, à la réalité de l’entreprise et donc, pour une partie notable, à la demande de l’actionnaire ou du patron, lesquels restent de toute manière toujours maîtres de la politique industrielle ou commerciale, des investissements, de la recherche et de l’innovation, des placements financiers, de la politique de distribution des résultats, etc., enfin bref de tout un tas de choses essentielles qui n’ont pourtant rien à voir avec les contrats de travail mais pèsent sur le compte de résultats.

Cette hiérarchie des normes a subi, au fil du temps, bien des accrocs ou des exceptions, lesquels ne sont pas pour peu dans l’épaississement du Code du travail puisque cela semble constituer la nouvelle frontière des tenants du combat anti-obésité.

Avec la loi El Khomri ce sera l’inverse, l’accord d’entreprise prévaudra sur les accords de “rang supérieur”.

En quoi cela constitue-t-il une régression ?

Hé bien c’est une question de rapports de forces, puisque la signature d’un accord d’entreprise, de tout accord d’ailleurs, qu’il soit social, commercial, financier, c’est toujours un point d’équilibre entre les exigences de ceux qui le négocient et finissent par le signer, ou pas, et donc des atouts des uns et des autres, de ce qu’il y a à gagner ou à perdre. Rien à voir avec la raison pure.

Balayons tout de suite l’argument qui nous est avancé, “favoriser le dialogue social”, puisqu’on voit mal en quoi celui-ci serait plus dense au seul niveau de l’entreprise, plus qu’à celui de la branche, interprofessionnel ou national. Et ce d’autant plus que l’article 1 de l’actuel Code du travail prévoit bien que “Tout projet de réforme envisagé par le Gouvernement qui porte sur les relations individuelles et collectives du travail, l'emploi et la formation professionnelle et qui relève du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle fait l'objet d'une concertation préalable avec les organisations syndicales de salariés et d'employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel en vue de l'ouverture éventuelle d'une telle négociation“ et qu’on a vu ce qu’il en était avec ce projet de Loi Travail.

L’ennui de la négociation d’entreprise, c’est qu’elle dépend beaucoup de l’implantation syndicale, ça, ça peut paraître évident. Or on sait ce qu’il en est  dans la réalité, en particulier dans les PME. Et encore, dans les grandes, cela n’est pas tout à fait simple, parce que la dispersion syndicale donne une représentativité à des regroupements qui n’ont pas tous la même pugnacité, c’est le moins que l’on puisse dire. Bref, la tentation du syndicat ”maison” ça n’est pas tout à fait une vue de l’esprit, les exemples pullulent et on a vu avec quelle goujaterie le président du MEDEF traitait même la secrétaire générale de la CFE-CGC pour la sommer de “liker” une loi faite sur mesure.

En outre, la négociation demande la mobilisation de savoirs, de moyens, dont peu de syndicats disposent. Une fois sauté le verrou qui fait encore, même avec des accrocs, qu’un accord d’entreprise ou d’établissement ne peut être que plus favorable qu’un autre de rang supérieur (ou que la loi), on abolit l’effet protecteur de la loi dans une relation (le travail) ou chaque partie n’est pas égale.

Mais cette inversion de la hiérarchie des normes n’abolit pas que cela.

Si on se place d’un point de vue libéral, à moins d’oublier son Adam Smith, la concurrence est bonne en ce qu’elle favorise le progrès en donnant un avantage aux plus ingénieux (on fait vite, d’accord) ou talentueux. De sorte que le  Code du travail, ou l’accord collectif (exemple la convention collective), mettent tous les employeurs dans une situation identique du point de vue des conditions du travail, la différence entre entreprises se faisant par l’innovation ou l’organisation et non pas par le dumping social.

L’inversion de la hiérarchie fait du moins-disant social un facteur de concurrence et, chantage à l’emploi oblige, le progrès ne se fera plus par l’innovation mais par la régression.

L’histoire récente regorge d’entreprises qui ont négocié des accords en retrait du droit du travail (exemple Continental) sans pour autant éviter la catastrophe. C’est un peu comme si, sous prétexte de stimuler la concurrence, on modifiait les règles du Code de la route pour permettre aux transporteurs routiers de les ajuster au carnet de commandes.

En outre ce type de mécanique fait, au sein d’une même branche, voire au sein d’une même entreprise (puisque l’accord d’établissement aura une valeur supérieure), que la concurrence s’exercera entre salariés, les uns étant sommés de s’aligner sur leurs collègues moins exigeants ou sourcilleux, sous peine de voir partir ailleurs le travail.

Enfin, le Loi Travail rompt avec une norme républicaine fondamentale, la loi n’est plus l’expression d’une volonté commune sur la façon de vivre ensemble, elle devient le simple reflet des nécessités commerciales, à condition d’ailleurs qu’il s’agisse de cela, puisque la norme s’appliquant dans l’entreprise peut bien n’être plus qu’une variable corrigeant d’autres choses, comme une politique de distribution trop généreuse, un sous-investissement chronique ou une politique financière hasardeuse.

Moderne, réformiste, archaique ….. c’est quoi le débat ?

Il y a quelque chose de profondément énervant dans le débat actuel sur la loi El Khomri, c’est l'utilisation forcenée du mot réformisme.

Ni les médias, ni le patronat, ni le gouvernement, ni, surtout pas, les premiers concernés, ne se privent d’user et abuser de cette subdivision ; comme si le monde du travail se partageait entre réformistes “raisonnables” et révolutionnaires (ou contestataires) “jusqu’au-boutistes”.

Qu’il y ait des syndicats qui aspirent tant à se montrer raisonnables qu’ils en versent dans la chimère de la co-gestion ou du co-gouvernement on en conviendra, et la courte histoire de ce projet de loi n’est pas là pour infirmer cette opinion. Il n’est qu’à voir avec quelle délicatesse ils ont été traités par le MEDEF (qui admoneste carrément la secrétaire générale de la CFE-CGC) ou le gouvernement (qui fait sauter les 61 principes introductifs issus de la commission Badinter, auxquels la CFDT prêtait des vertus de paratonnerre) pour se dire que l’adjectif raisonnable caractérise plutôt ici une absence de principes ou la propension à être fasciné par la proximité du pouvoir et recevoir de ce fait le traitement autrefois réservé à la domesticité.

Est-ce pour autant du réformisme, en dépit du qualificatif qu’ils se donnent ?

Pour ne prendre qu’un seul exemple, sans jugement de valeur sur le bien-fondé de la chose puisque, chez nous, charbonnier est maître chez soi, la CGT signe 80% des accords d’entreprises (les chiffres sont ceux du ministère du travail). Est-ce pour la cause de la révolution ou le bonheur de la contestation puisque, autant qu’on le sache, les dites entreprises ne sont pas dans une situation pré-insurrectionnelle ?

Alain Supiot, dans un livre paru récemment se livrait, avec ses mots à lui, à une cruelle classification des différentes attitudes vis à vis des réformes du Code du travail “Il ne faut pas confondre en effet le transformisme, qui réduit la politique à la soumission aux contraintes du marché et à l’évolution des mœurs, avec le véritable réformisme, qui consiste à mettre politiquement en œuvre la représentation d’un monde plus libre et plus juste”. Comme Alain Supiot est juriste, spécialiste du travail et professeur au Collège de France, on aura tendance à lui reconnaître une certaine légitimité.

Pour notre part, nous ne sommes pas très friands de la subtile distinction entre transformistes et réformistes, ça ouvre des débats à n’en plus finir et nous ne nous risquerons pas à inventer des mots pour rajouter de la confusion, mais il y a bien deux attitudes, deux façons de voir, deux manières de se comporter, ça se voit dans l’entreprise et dans la rue et la distinction s’opère entre ceux qui veulent co-gérer et ceux qui veulent être un contre-pouvoir.

En fait, à notre sens, le réformisme c’est l’essence même du syndicalisme, sauf à ne jamais rien discuter, négocier, signer. C’est bien pourquoi cette façon de galvauder le mot est énervante, il ne s’agit certes pas d’une appellation protégée mais les mots ont quand même un sens, sauf pour les adeptes de la com’ ou des éléments de langage.

Même si ces derniers temps la peur de l’homme au couteau entre les dents semble avoir, concernant la loi El Khomri, sacrément du plomb dans l’aile, au point qu’il serait cruel (voire impossible faute de faits) de comparer les mobilisations contre et les approbations (allez, on va même y rajouter ceux qui trouvent que ça ne va pas assez loin ou que les reculs sont exorbitants), laisser perdurer un abus de langage est toujours meurtrissant pour la pensée et la vérité, et le silence devient approbateur.

Les petits "à côté" de la loi El Khomri :
Un sujet que nous connaissons bien, l'inaptitude au travail car nous y avons été souvent confrontés. Rappel : notre convention collective impose depuis toujours la recherche d'un poste à l'employeur, obligation que la loi avait fini par imposer également. Ce gouvernement, qui n'a décidément rien à refuser au patronat voudrait y mettre fin, permettant ainsi un licenciement immédiat pour cause réelle et sérieuse du salarié déclaré inapte par le médecin du travail... la loi Rebsamen avait déjà mis fin à l'obligation de résultat dans la recherche d'un nouveau poste. Comme quoi il ne s'agit de ne pas de relâcher la pression jusqu'à la fin du match.

 

Tout savoir sur la loi El Kohmri, les liens nécessaires :

-          La CGT a inauguré un site de décryptage de la loi « travail » pour le grand public http://www.decryptageloitravail.cgt.fr/
-          Sur ce même projet de loi, la dernière réaction du Syndicat des Avocats de France http://www.lesaf.org/blog-droit-social.html?fb_744639_anch=2950788
-          Même sujet, un article de Alexandre Fabre « Adieu au licenciement économique, bienvenue au chantage à l’emploi » http://www.alterecoplus.fr/social/adieu-au-licenciement-economique-bienvenue-au-chantage-a-lemploi-201603311613-00003246.html
-          enfin un projet de réforme progressiste ! un nouveau Code du travail, inspiré par le souci de protection des salariés, est proposé par un large groupe d’universitaires qui ont mobilisé leurs compétences, pour commencer, sur les règles relatives à la durée du travail  http://pact2016.blogspot.com/
-          inattendu : une équipe lance "un quotidien national d’opinion engagé et indépendant " intitulé Le Progrès social http://fr.ulule.com/le-progres-social/
-          Un entretien avec Alain Supiot : http://www.humanite.fr/alain-supiot-remettons-le-travail-au-centre-de-la-reflexion-et-du-droit-du-travail-601733
-          Acrimed tisse sa revue de presse sur les derniers rebondissements de Air France : « Scandale : des assassins de chemise auraient retrouvé « un travail » avec la complicité de la CGT » http://www.acrimed.org/Scandale-des-assassins-de-chemise-auraient-retrouve-un-travail-avec-la
-          en ces temps de publicisation du droit du travail, un site d'information sur l'actualité du contentieux administratif est précieux : http://www.lantero-deliancourt.com/
-          le Rapport de la mission parlementaire sur l'application de la loi n° 2015-990 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, not. les passages sur le repos dominical (p.121), la réforme de la justice prud’homale (p.145) et de l’inspection du travail (p.161), la prestation de service internationale illégale (p.174) http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i3596.asp#P2219_478678
-          le Rapport parlementaire sur l'application de la loi n° 2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i3558.asp
-          le Rapport 2015 du Médiateur national du Pôle Emploi http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/164000184-rapport-2015-du-mediateur-national-du-pole-emploi?xtor=EPR-526
-          Le Défenseur des droits a rendu 2 décisions concernant des contrôles d’identité par la police lors d’une manifestation (les affaires concernaient les fâcheux opposés au mariage pour tous) http://www.defenseurdesdroits.fr/fr/presse/communiques-de-presse/controles-ou-verifications-d'identite-lors-de-rassemblements-de
-          rappelons une étude du CEE « Les conseils de prud'hommes : un frein à l'embauche ? » http://www.cee-recherche.fr/toutes-les-actualites/les-conseils-de-prudhommes-un-frein-lembauche
-          La Commission européenne lance une consultation publique sur le socle européen des droits sociaux http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-544_fr.htm
-          Un rapport de 2014 pour l’Union européenne fait état de doutes sérieux (et encore ne les pointe-t-il pas tous)  sur la fiabilité de la délivrance des formulaires A1 en cas de détachement de travailleurs ; l’information est d’autant plus intéressante dans le contexte des arrêts Vueling et Ryanair de la Chambre criminelle puis ceux de l’Assemblée plénière (v. numéro de ce mois du Droit Ouvrier) http://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=1098&langId=fr
-          Le communiqué de presse du Syndicat de la Magistrature à propos de l’abandon de la réforme constitutionnelle http://www.syndicat-magistrature.org/Reforme-constitutionnelle-amere.html