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Le management par le chiffre participe à la perte de sens au travail. Pour y remédier, il faudrait davantage de démocratie au sein des entreprises, selon les économistes Thomas Coutrot et Coralie Perez.
La pandémie a-t-elle changé notre rapport au travail ?
Coralie Perez : La pandémie a certainement aiguisé des questionnements qui étaient déjà présents auparavant, parce qu’elle nous a renvoyés à notre vulnérabilité, en tant qu’individu mais aussi en tant que collectif. Est-ce que nous produisons vraiment ce dont nous avons besoin ? Quels sont les impacts de notre travail sur la nature ? Ce temps de réflexion et, pour beaucoup, la mise en suspens des activités ont mis les choses en perspective et nous ont conduits à nous interroger sur notre rapport au travail.
Cette prise de conscience a-t-elle modifié les aspirations des salariés ?
Thomas Coutrot : On constate que des conditions de travail qui étaient autrefois tolérées deviennent inacceptables pour beaucoup de salariés. C’est la difficulté majeure rencontrée par les entreprises dans leurs recrutements aujourd’hui.
Ce n’est pas tant que les gens veulent quitter l’emploi ou le salariat, ni arrêter de travailler, c’est qu’ils recherchent des emplois avec de meilleures conditions de travail, avec un vrai sens du travail. Il est de plus en plus difficile pour les employeurs d’imposer certains types d’emplois ou d’organisations du travail.
Mais pour l’instant, les employeurs n’ont pas fait le deuil de ces modes d’organisations. Ils n’ont pas encore accepté l’idée qu’il allait falloir en changer ! Ils préfèrent, pour la grande majorité d’entre eux, demander au gouvernement de durcir les conditions d’accès au chômage, de renforcer la pression sur les salariés pour qu’ils acceptent ces emplois, ou sinon de recourir à l’immigration.
Qu’est-ce qui fait qu’un travail a du sens ?
C. P. : Un travail a du sens aux yeux d’un travailleur s’il a le sentiment d’être utile socialement. Mais cela ne suffit pas : encore faut-il pouvoir travailler en étant en cohérence avec ses valeurs professionnelles et morales.
Pour les soignants, par exemple, cela veut dire pouvoir s’occuper des patients sans avoir à les « maltraiter », sans être mis en condition de mal faire son travail, ce qui est cause de beaucoup de souffrance.
Enfin, et c’est la dernière dimension, un travail a du sens s’il permet au salarié de mettre en œuvre et de développer ses habiletés, ses compétences, sa créativité, etc. On voit bien que l’organisation du travail détermine le sens que peut y trouver un salarié.
A partir de l’enquête Conditions de travail menée par la Dares, nous avons construit un score individuel de sens au travail, qui nous a permis de hiérarchiser les professions entre elles. Résultat : dans le palmarès des métiers qui ont du sens, on trouve les assistantes maternelles, les aides à domicile, les formateurs et les enseignants.
Ce qu’il faut en retenir, c’est que ne s’y trouvent pas uniquement des professions qualifiées. Deuxième résultat important, les professions qui ont le plus de sens sont souvent celles où les salariés sont en relation avec le public, notamment les professions du care, malgré des conditions de travail difficiles.
A noter cependant que parmi les quinze professions qui trouvent le plus de sens à leur travail ne figurent pas les infirmières. En dépit de leur très fort sentiment d’utilité sociale, celles-ci sont soumises à des conditions de travail qui nuisent à la cohérence éthique et à leur capacité de pouvoir bien faire leur travail. Ces données sont antérieures à la pandémie, mais on n’a pas de raison de penser que la tendance se soit inversée depuis, bien au contraire.
D’où vient la perte de sens au travail ressentie par beaucoup de Français ?
T. C. : C’est une conséquence du management par le chiffre, porté par les grands cabinets de consulting qui conseillent et mettent en place des systèmes de gestion dans les entreprises et les administrations.
Ces dispositifs de prescription, de contrôle et de reporting sur les résultats du travail, ce que l’on appelle les process dans le langage managérial (ensemble de logiciels, algorithmes de contrôle et traçabilité d’exécution du travail, de reporting permanent), envahissent toutes les activités, y compris dans les services et la fonction publique. Ils se superposent aux activités de travail réel et effectif. Car il faut alimenter ces bases de données, ce qui contribue à l’intensification du travail et surtout à la perte de sens.
Indicateurs chiffrés et standardisation du travail font que les salariés ne se reconnaissent plus dans ce qu’on leur demande de faire. L’exemple le plus connu est la tarification à l’activité dans les hôpitaux, qui pousse leurs gestionnaires à privilégier les actes les plus rémunérateurs, pour optimiser les financements de l’hôpital, au détriment d’actes moins bien cotés et donc moins rémunérateurs, indépendamment du critère de l’éthique du soin. Tout ceci biaise complètement l’activité des professionnels, et les conduit à souffrir de conflits éthiques, en privilégiant certains actes au détriment d’autres.
A quand faites-vous remonter cette emprise managériale et ce management par le chiffre ?
T. C. : Au taylorisme ! Dès le début du siècle dernier, le patronat a exproprié les ouvriers de leur maîtrise de l’organisation de leur travail. C’était vraiment le but du taylorisme : sortir de la dépendance à l’égard des savoir-faire ouvriers, déterminer pour chaque tâche le « one best way », la manière optimale de procéder. On n’est toujours pas sortis de cette stratégie.
Dès les années 1930, des écoles de management dites humanistes ont essayé d’adoucir les préceptes tayloriens. Cela s’est appelé le « management participatif », la « direction participative par objectifs » ou encore l’« école des relations humaines ».
De nombreux courants gestionnaires minoritaires se sont succédé depuis des décennies, sans jamais parvenir à éroder l’hégémonie du taylorisme. Et aujourd’hui, le « lean management » est vraiment la mise en œuvre d’un taylorisme numérisé, algorithmisé, qui poursuit et radicalise les préceptes tayloriens, avec cette division entre conception et exécution, et la fixation d’objectifs non négociables, dans une logique de « rationalisation » qui a les conséquences irrationnelles que l’on connaît.
Comment les salariés peuvent-ils peser sur le cours des choses ? Sont-ils obligés de démissionner ?
C. P. : Les démissions, avec le niveau qu’elles ont atteint en 2022, relèvent à chaque fois de décisions individuelles mais, prises ensemble, elles deviennent un signal, voire un événement politique. C’est donc une manière de faire pression.
Dans notre ouvrage, nous faisons état d’un certain nombre d’initiatives susceptibles de redonner du sens au travail, dont le fil directeur serait de renforcer le pouvoir d’agir des salariés, d’insuffler davantage de démocratie au travail. Il existe des manières de modifier la gouvernance de l’entreprise (cogestion, structures coopératives) qui pourraient se déployer plus largement.
Il y a aussi des innovations non tayloriennes en matière d’organisation du travail, comme les entreprises libérées. Aucune de ces initiatives n’est exempte de limites, bien sûr. Nous citons les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic), qui non seulement associent aux décisions stratégiques les salariés, mais également des parties prenantes extérieures à l’entreprise.
Le nombre de Scic a explosé ces dernières années. Il s’agit d’un modèle assez fructueux auquel on pourrait réfléchir pour nos services publics notamment, en faisant participer les usagers à l’élaboration des décisions qui les concernent. Il existe aussi des initiatives qu’on appelle « par le bas », qui visent à redonner du pouvoir d’agir aux salariés grâce aux représentants du personnel.
T. C. : Cette question de la souffrance et de la perte de sens au travail monte déjà depuis pas mal d’années, et des syndicalistes ont compris qu’il fallait s’en emparer, car cela pouvait mobiliser les salariés.
C’est très concret : ce qui rend malade les salariés, ce sont souvent des choses qui leur sont imposées, comme le choix des outils ou logiciels, ou bien les objectifs chiffrés, et qui pourraient être remises en question ou rediscutées, afin de relâcher un peu l’étau dans lequel ils se trouvent enserrés.
Certaines équipes syndicales essayent de partir de l’expression des salariés autour de ce qui les empêche de travailler correctement, dans des réunions informelles où elles les écoutent. Certains parlent de « syndicalisme de la feuille blanche », c’est-à-dire qu’au lieu d’arriver avec une liste de revendications, on réunit les salariés et on discute tous ensemble de ce qu’on pourrait faire pour améliorer la façon dont on travaille.
Comment aller plus loin ?
T. C. : Nous faisons cette proposition phare : conquérir un nouveau droit, qui serait donné aux salariés eux-mêmes, de se réunir entre eux pour discuter de la manière dont ils pourraient mieux travailler, sur leur temps de travail et en l’absence de la hiérarchie – c’est pour cela que l’on parle de « réduction du temps de travail subordonné ».
Il faudrait bien sûr pour cela restaurer l’élection de délégués de proximité, qui a été supprimée par les ordonnances Macron. A partir de la parole des salariés, ces élus de proximité pourraient formuler des demandes, des revendications et des propositions d’amélioration, qui seraient portées auprès de la direction, à charge pour elle de répondre positivement ou négativement, en justifiant ses réponses. Ce serait un levier tout à fait intéressant pour commencer à donner aux salariés les moyens de peser sur l’organisation de leur travail.
Pensez-vous que le management serait intéressé par cette proposition ?
T. C. : Oui, pour le management intermédiaire, mais les dirigeants et les actionnaires y seraient franchement hostiles ! On l’a bien vu avec l’accord interprofessionnel sur la qualité de vie au travail de 2013, qui prévoyait la possibilité d’espaces de discussion sur le travail, en présence du management. Même cela n’a pas été mis en place… C’est pour cela qu’une loi est indispensable.
Il faut assumer le fait que la relation salariale est une relation conflictuelle, qu’il n’y a pas forcément et spontanément de convergences des intérêts. En l’occurrence, l’intérêt des salariés, c’est de pouvoir reconquérir du pouvoir sur le travail, pour leur propre santé et pour celle de la planète.
Ce n’est pas dans l’intérêt des actionnaires, en tout cas, à court terme. Se pose une question de santé publique et de santé environnementale majeure, et c’est au politique de trancher. C’est vraiment aux pouvoirs publics de prendre leurs responsabilités.
Retrouvez notre dossier : « Conditions de travail : le nouveau bras de fer »