Notre journal a reçu vendredi le numéro un de la CGT. Loi Travail, grèves, fonctionnement des syndicats, violences sociales... Philippe Martinez a répondu, sans esquives, aux questions de sept de nos lecteurs.
C'est peu direqu'il était attendu de pied ferme. Alors que la grève à la SNCF en était, vendredi, à sa dixième journée d'affilée, queles mouvements des pilotes d'Air France et des éboueurs crispent un peu plus le climat social, nos sept lecteurs avaient hâte de découvrir — et d'en découdre — avec l'homme qui tient tête au gouvernement et mène la fronde contre la loi Travail depuis le mois de mars. Décontracté, Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, est arrivé dans nos locaux vendredi matin à 10 heures pour un entretien d'une heure et demie parfois animé, mais toujours cordial. Très ferme quand il s'agit de défendre la position de son syndicat, Philippe Martinez sait aussi manier l'humour pour détendre l'atmosphère quand les esprits s'échauffent.
LA LOI TRAVAIL
JULIEN PEYRAFITTE. Je ne sais pas où va la CGT. J’ai même l’impression que vous vous tirez une balle dans le pied...
PHILIPPE MARTINEZ. La colonne vertébrale du projet de loi va remettre en cause un principe essentiel du droit social : la hiérarchie des normes. Aujourd’hui, il y a un Code du travail qui s’applique à tous, puis des conventions collectives signées au niveau de chaque branche, et, enfin, il y a des accords d’entreprise. Le principe de la loi El Khomri, c’est d’inverser cette hiérarchie. Le Code du travail et la convention collective resteront une référence, mais une loi différente pourra s’appliquer dans les entreprises. Sur la majoration des heures sup par exemple, la loi prévoit qu’elles sont majorées de 25 %. Demain, avec cette loi, on pourra décider que dans tel endroit, elles seront payées 10 % de plus, et dans tel autre 15 ou 20 %. Plus les accords d’entreprise seront bas, plus on fera pression sur les salariés.
EMMANUELLE DE RAUCOURT. Que voulez-vous ? La suspension, le retrait ?
C’est au gouvernement de décider. On demande qu’il retire les cinq articles qui font la colonne vertébrale du texte. Et qu’on rediscute. C’est-à-dire l’article 2, celui sur les plans de sauvegarde de l’emploi, notamment. Il y a aussi la question du référendum d’entreprise et celle de la médecine du travail.
JULIEN PEYRAFITTE. Les syndicats sont surtout présents dans les grandes entreprises. L’article 2, n’est-ce pas une opportunité de l’être davantage dans les PME ?
Cela n’a rien à voir. La négociation d’entreprise, elle existe. La CGT signe d’ailleurs 85 % des accords dans les entreprises. Le dialogue social, il existe. La question est : dans quelles conditions on négocie, et la négociation est-elle loyale ? Vous avez vu ce qui s’est passé chez Smart, c’est typiquement ce que pourrait donner l’application de l’article 2 : la possibilité, pour les employeurs, de négocier le passage aux 39 heures payées 35. On dit aux salariés que c’est une négociation, mais si vous n’acceptez pas, on ferme l’entreprise. C’est du chantage.
JEAN-SIMON MEYER. Selon vous, réformer la durée légale du temps de travail est de nature à favoriser l’emploi et notamment celui des jeunes ?
Au regard des évolutions technologiques et notamment numériques, on produit de plus en plus de richesse en France. Cette richesse doit aussi bénéficier aux salariés. Si on passe à 32 heures par semaine, cela débouchera, arithmétiquement, sur la création de 4,5 millions d’emplois. On pense qu’il faut travailler moins pour travailler mieux. Il y a des entreprises où les 32 heures existent, en Suède par exemple. Pourquoi ça ne serait pas possible en France ?
LES GRÈVES
JULIEN PEYRAFITTE. La grève touche les transports, le carburant, le ramassage des ordures ménagères. Ça vous fait quoi de voir tous ces gens qui galèrent ?
Les grèves pénalisent forcément tout le monde. Moi aussi, je suis touché par les bouchons. Oui, je me mets dans les pompes de ces gens, je ne vis pas dans ma bulle. Je discute avec eux. On a commencé par des manifestations, On en a fait une, deux, trois, quatre. On n’a pas été écoutés. Au bout d’un moment, les salariés s’agacent et font grève.
QUENTIN HEILMAN. Vous ne vous dites pas que vous allez trop loin ?
Non. La grève, ce n’est pas Martinez qui la décrète. Il y a des assemblées générales, les salariés votent. On parle beaucoup à Paris du centre d’incinération des ordures d’Ivry-sur-Seine, mais ils sont 95 % à y avoir voté la grève.
SABRINA ALLAGUE. Il a beaucoup plu. Les Français ont rencontré des difficultés pour se déplacer et aller travailler. Forcément, les grèves dans les transports n’ont pas aidé. Pourquoi la CGT n’a pas appelé à suspendre les mouvements ?
Je me doutais que vous me poseriez la question. Je vous ai ramené un tract de la CGT Energie du Loiret, département qui a été très gravement touché. L’ensemble des grévistes s’est autoréquisitionné pour remettre le courant chez les usagers privés d’électricité. Chaque fois que se présentent des situations telles que cel les que vous décrivez, il n’y a pas même besoin de mot d’ordre. Les salariés ont une conscience professionnelle. Ils savent ce qu’ils ont à faire.
STÉPHANE WULLEMAN. Les gens qui travaillent sont pris en otage. Ça ne vous dérange pas ?
« Prise d’otage », cette formule est à la mode, mais il faut peser ses mots. En France, nous savons ce que cela signifie.
JEAN-RÉGIS DE VAUPLANE. Vous n’avez pas peur de nuire à l’image de la France ?
Je sais bien que la CGT pèse beaucoup dans ce pays mais que la France ait des problèmes d’attractivité à cause de nous, c’est une fable. Tous les rapports, toutes les études des chambres d’industrie et de commerce disent que la France a trois atouts : les infrastructures, le niveau de formation des salariés et la flexibilité du travail.
QUENTIN HEILMAN. Votre action ne conduit-elle pas les jeunes à quitter la France ?
Je ne pense pas. Certains estiment que tous les jeunes veulent devenir milliardaires. Ce n’est pas notre avis. Nous, on pense que ce que cherchent les jeunes , c’est avoir du boulot. Or, de plus en plus de jeunes sont très diplômés et font des boulots qui ne correspondent pas à leurs diplômes. Certains partent à l’étranger, c’est vrai. Mais c’est un problème qui ne touche pas que la France. En Espagne, si le chômage baisse, c’est parce que les jeunes partent.
JEAN-SIMON MEYER. Quel est votre objectif pour la manifestation de mardi prochain ?
Il faut qu’on fasse plus fort que le 31 mars. Nous étions 1,2 million dans toute la France. Là ce sera pareil, avec un temps fort à Paris. Mais nous avons un problème avec les patrons de compagnies de cars, qui ne veulent pas mettre à disposition des cars pour les manifs.
LA CGT
STÉPHANE WULLEMAN. Les principaux meneurs de la grève, les permanents syndicaux, sont souvent des privilégiés...
« Privilégiés », il faut peser ses mots. Puisque vous parlez de moi, je suis comme les autres, en grève, et donc tous les mois, ma paye est amputée de l’équivalent des jours de grève de mes camarades. Cela alimente nos caisses de solidarité.
EMMANUELLE DE RAUCOURT. Vous n’avez pas peur d’être débordé par votre base ?
La CGT n’est pas une organisation militaire. On me décrit comme le patron de la CGT. Il n’y a pas de lien de subordination entre un militant et le secrétaire général de la CGT. Mais si vous dites quelque chose, vous êtes entendus ? Pas toujours. Il y a une vision fausse du mode de fonctionnement de la CGT où je siffle et tout le monde est au garde-à-vous. C’est plus compliqué que ça.
JULIEN PEYRAFITTE. S’il y a bien un syndicat où il y a de la discipline, c’est bien le vôtre !
C’est mon rêve, ce que vous racontez ! FO siffle, ça peut marcher comme ça chez eux. Pas chez nous. Certains militants ne partagent pas le point de vue du chef mais il s’agit d’une infime minorité. Je reçois des lettres d’insultes de certains syndiqués de la CGT qui considèrent que je suis mou. Je l’assume. Pour certains, je suis un dur, pour d’autres, je suis un mou.
VIDEO. Philippe Martinez : « Pour certains je suis un dur pour d’autres je suis un mou »
STÉPHANE WULLEMAN. Ne faut-il pas limiter la durée de détachement des syndicalistes ?
Il faut donner la possibilité aux permanents syndicaux — je le suis depuis 2008 — de retourner en entreprise. C’est un vrai problème. Mais il faut des règles et des accords d’entreprise qui le permettent. Moi, je le peux. Si je n’avais pas été secrétaire général de la CGT, je pense que j’y serais retourné. Mon mandat dure normalement trois ans. Et puis, j’ai 55 ans, j’espère bien partir à la retraite pas trop tard. Il m’arrive de retourner dans mon établissement, j’ai une carte d’accès. J’y vais quand je veux, même si la direction nous demande de la prévenir. Je vais aussi dans beaucoup d’entreprises. Quand ils voient le moustachu, en général, les salariés se défoulent. Oui, il faut que les permanents, les responsables syndicaux aillent sur le terrain, car la vraie vie elle est là. Et ce dont souffrent les syndicalistes et encore plus les hommes politiques, c’est de parler d’un monde qu’ils ne connaissent pas toujours.
L’EURO 2016
JEAN-SIMON MEYER. Vous soutenez l’équipe de France de football ?
J’adore le foot, j’y ai joué pendant quarante ans, j’ai même été entraîneur. Je soutiens l’équipe de France. Si elle est éliminée avant l’Espagne — ce que je ne souhaite pas —, ma deuxième équipe est l’Espagne. Votre pronostic ? Il y a une très bonne équipe de France, même s’il y a eu des blessures et des polémiques malvenues. Je suis un optimiste alors, la France championne d’Europe, il faut y croire !
LE SYNDICAT ET LA POLITIQUE
EMMANUELLE DE RAUCOURT. Vous avez longtemps adhéré au PCF. Est-ce normal ?
Je n’y suis plus. Je fais donc partie, en France, des 87 % de personnes syndiquées n’adhérant pas à un parti politique. Après, je suis syndicaliste et citoyen. Quand on adhère à la CGT, on ne demande pas aux gens s’ils sont membres d’un parti politique, quelle est leur religion...
STÉPHANE WULLEMAN. Historiquement, l’un des symboles des travailleurs français et même européens, c’étaient le marteau et la faucille. Vous portez un pin’s contre le racisme. En quoi ça intéresse les travailleurs ?
C’est un symbole contre le racisme et l’extrême droite. La CGT a des valeurs et cela fait cent vingt ans que c’est ainsi. Dans l’article 1 des statuts de la CGT figure l’antiracisme. On ne peut pas être à la CGT et être un élu du Front national. C’est contre les valeurs de la CGT. Vous êtes pour l’accueil des migrants... N’est-ce pas au détriment des travailleurs français ? Parlons du problème des migrants et de l’immigration. Quand on s’appelle Martinez, on a eu ses parents, voire ses grands-parents, qui ont entendu les mêmes mots que certains lancent aujourd’hui aux immigrés : « Ils viennent piquer le pain et le boulot des Français. » Moi, j’ai eu la chance de travailler chez Renault, sur l’île Seguin de Boulogne-Billancourt. Il y avait près de 40 nationalités différentes. Ils travaillaient tous pour le développement de la France et ils ne piquaient le boulot de personne. Contrairement à ce que soutient le Front national, et même un porteparole des Républicains qui n’hésite pas à parler de hordes de migrants qui déferleraient sur la France. Nous, on considère qu’il y a du boulot pour tout le monde.
QUENTIN HEILMAN. Vous faites grève contre la gauche. Contre un gouvernement de droite très libéral, vous iriez jusqu’où ?
Ce n’est pas le gouvernement qui importe, c’est la loi. La démocratie politique et la démocratie sociale, ce n’est pas la même chose. Si nous considérons une loi comme mauvaise, on le dira. Mais si les salariés la jugent bonne — même si elle est encore plus libérale —, eh bien ils ne suivront pas la CGT si elle appelle à faire grève ! On n’a pas affaire à des robots qui se mettent au garde à vous et défilent quand on appuie sur un bouton. Il y a des lois sur lesquelles on a essayé de mobiliser, sans succès. Quitte à ce que les salariés se rendent compte deux ou trois ans plus tard qu’on avait raison de les alerter...
JEAN-SIMON MEYER. En 2012, Bernard Thibault avait appelé à voter pour Hollande. En 2017 que ferez-vous ? En 2012, la CGT a appelé à battre Nicolas Sarkozy. Quand on appelle à battre l’un, la traduction c’est qu’on appelle à voter pour l’autre. Ma position, c’est que la CGT ne doit pas donner de consigne de vote. Les salariés sont assez grands pour savoir ce qu’ils ont à faire dans les urnes.
EMMANUELLE DE RAUCOURT. Même vis-à-vis du FN ?
Je me suis suffisamment expliqué sur le FN : là, on touche à des valeurs de la CGT. Donc nous sommes contre. D’ailleurs, au FN, certains veulent interdire la CGT !
SABRINA ALLAGUE. On vous présente comme le premier opposant à Hollande et à Valls. Votre objectif est d’obtenir la démission du gouvernement ?
Non. Je m’oppose à la politique d’un gouvernement sur telle ou telle mesure, mais pas à un gouvernement. Ce n’est pas un problème de casting. Je ne suis pas le premier opposant de Manuel Valls. Qu’il démissionne et qu’on en mette un autre qui fera la même chose, ça ne sert à rien ! Notre souhait, c’est que le président de la République tienne ses engagements de candidat : « je m’attaque au monde de la finance ; je favorise le dialogue social », etc. Quand on présente un programme et qu’on est élu, le respect pour les électeurs, c’est de tenir le programme pour lequel on est élu.
VIDEO. Philippe Martinez : «La CGT ne doit pas donner de consigne de vote»
L’HOMME
SABRINA ALLAGUE. Quel est votre salaire ?
Je gagne 2 900 € net par mois. C’est le salaire que j’avais chez Renault. Je n’ai pas eu d’augmentation individuelle depuis 2000.
JEAN-SIMON MEYER. Quel est votre métier ?
Je suis technicien supérieur. J’ai démarré dans l’approvisionnement entre les usines d’Espagne et l’usine française. Ça a même été un premier sujet de conflit, parce qu’il y avait des primes quand on parlait une langue. Mais manque de pot, quand je suis arrivé, ils m’ont dit que c’est valable pour les vieux mais pas pour les jeunes ! Vous avez un logement de fonction, comme Thierry Le Paon ? Non, j’ai un appartement que je n’ai pas fini de payer.
LE CLIMAT DE VIOLENCE
STÉPHANE WULLEMAN. Depuis le début de la grève, avez-vous reçu des menaces ?
Oui, je dois faire un peu attention. Quelques bandes organisées envoient des courriers, avec Philippe Martinez au bout d’une corde ou « on aura ta peau ». Au bureau, les insultes pleuvent sur les standardistes et plusieurs dirigeants ont reçu des lettres anonymes avec des cercueils.
Vous ne pensez pas que c’est vous qui faites peur aussi ?
Certains entretiennent cette peur. Quand Pierre Gattaz nous traite de terroristes, ça ne fait pas rêver. Il faut arrêter d’entretenir l’idée selon laquelle le délégué CGT est là pour mettre le bordel. On a de très bonnes relations avec des patrons de PME. Je vous rappelle que l’Union professionnelle des artisans et la Confédérations générale des petites et moyennes entreprises sont aussi contre l’article 2 de la loi Travail.
Vous parliez de poids des mots. J’ai moi-même été syndiqué, mais j’ai été très choqué de la violence des tracts de la CGT contre la police...
J’ai réagi. J’ai même dit publiquement que la deuxième fois où cela a eu lieu, c’était une fois de trop. C’était une erreur. Sur la première affiche, nous avons dit qu’il fallait dénoncer toutes les violences. D’où qu’elles viennent. Il y a des vidéos sur Internet montrant que des gens ont été bousculés par la police. Nous avons dit aussi qu’il y avait un problème d’effectifs dans les services publics. Et la police est un service public. On y a supprimé 13 000 emplois et, malgré ce que dit le ministre de l’Intérieur, on n’a pas compensé toutes ces réductions d’effectifs.