Par Sylvie VOEGELE
L'entreprise libérée, dernier ouvrage de Tom Peters alimentant la déjà très conséquente littérature managériale anglosaxonne, se présente à la fois comme une suite des deux ouvrages précédents parus et comme une remise en question des analyses développées à cette occasion. Il n'y est plus question, en effet, d'entreprises de l'excellence où l'on encensait les immenses structures technocratiques de l'économie américaine, ni du « chaos management » prônant l'entreprise révolutionnaire. C'est un autre vocabulaire qui se fait jour au fil de ces années 90, un autre cheval de bataille qui mobilise l'auteur et préside à ce volumineux ouvrage, tout cela dans un style des plus apologétiques et narcissiques. L'entreprise des années 90 est définie comme une « adhocratie » (organisation d'experts) et ses maîtres mots sont : flexibilité, décentralisation réseau.
L'entreprise libérée ? De quoi l’entreprise peut-elle bien se libérer et comment ? C'est ce que l'auteur tente de nous raconter tout au long de ces sept cents pages, illustrant ses propos par une série de cas, tous plus romancés les uns que les autres, décrits comme les modèles organisationnels les plus modernes et les plus performants qui soient (citons parmi les plus remarquables ceux de CNN et EDS, dont les descriptions rendent hommage aux meilleurs films de science-fiction). Il s'agit d'entreprises caractérisées pour la circonstance de sociétés de services intellectuelles (ou spécialisées) et dont les caractéristiques principales sont, avant que ne soit entamée ladite réorganisation salvatrice, de procéder à un certain nombre de désorganisations telles que (pour n'en citer que les principales) la diminution de la ligne hiérarchique, une baisse substantielle des effectifs, une abolition des barrières fonctionnelles et une décentralisation radicale. L'entreprise s'éclaterait alors en une série de micro-entreprises individuelles, et ce par des connexions d'entités au sein de réseaux.Tout cela s'effectuant sans organigramme, sans définition de poste ou presque, car le chef de projet demeure une personne importante et sans objectifs annuels.
Le secret d'une telle entreprise réside dans un nouveau mode de management par projet où l'équipe de travail dépasse amplement le cadre local de l'entreprise par de nouvelles coopérations qui s'établissent principalement avec les clients, avec un mode de gestion traditionnellement vertical et hiérarchique, évoluant vers une structure par projet sans mode de direction formel. L'ancien modèle se verrait remplacé par une simple cohésion égalitaire composée, cela va sans dire, par des groupes de personnes pluridisciplinaires, autonomes et responsables. Pour réussir dans cet environnement en tant que chef d'entreprise, il conviendrait d'abandonner tous les anciens repères et réflexes que la société industrielle a fait acquérir, de faire donc table rase de la hiérarchie. L'axe horizontal est privilégié, le provisoire devient la norme, seule solution pour être à même de répondre au monde impitoyable d'un marché en fluidité perpétuelle. Il faut se résoudre à l'abandon du commandement autoritaire et du style directif qui caractérisaient les firmes américaines classiques. L'important, je cite l'auteur, « est de créer les conditions idéales d'une croissance luxuriante en sélectionnant les graines (au recrutement) ainsi qu' en fertilisant et en arrosant (c'est-à-dire en encourageant toutes sortes d'initiatives individuelles ou de petits groupes). De temps en temps, il faut désherber les croissances discordantes, mais en procédant avec prudence car les herbes folles peuvent devenir les plus belles fleurs du jardin, et même, avec le temps, en changer le caractère ». Charmante allégorie, procédé dont l'auteur use abondamment, sans doute pour tenter de donner à l'inconsistance de ses propos une fraîcheur plus facilement digeste à destination des nombreux chefs d'entreprise américains. A eux de suivre s'ils le souhaitent les multiples recommandations et d'appliquer les non moins nombreuses recettes et stratégies détaillées en cinquante points pour parvenir à libérer leur entreprise de tous les maux accumulés en plus de trente années de gestion traditionnelle. Quant aux salariés, ils ont droit à toute une série de recommandations beaucoup plus succinctes dans le contenu et plus sèches dans la forme. Bonne nouvelle pour les ouvriers : ils sont tous des cadres en puissance, à condition qu'ils intègrent trois mots d'ordre : formation, risque et mobilité. Il faut donc se former, se développer sans relâche et se recycler, prendre des risques ou bien se retrouver sur une voie de garage, et enfin bouger en multipliant les expériences professionnelles.
Pour les cadres moyens, l'avenir est moins rose. Une seule porte de sortie, se reconvertir en consultants de terrain et « mettre la pagaille », construire son réseau, sa propre entreprise. L'auteur sait de quoi il parle puisqu'il a fait ses débuts comme consultant dans le célèbre cabinet Mac Kinsey pour, au bout de quelques années et après avoir gravi de manière fulgurante différents échelons (il en subsistait encore quelques-uns), créer sa propre entreprise.
Cet ouvrage, dans un premier temps involontairement désopilant, devient rapidement pitoyable par le nombre de lieux communs qu'il contient, par son absence d'analyse socio-économique et son enfermement dans un parti pris de catalogue assenant au lecteur un jargon managérial tissé d'idées reçues. On doit peut-être comprendre en quoi la rédaction de cet ouvrage, comme nous le souligne Tom Peters dans son avant-propos, a constitué pour l'auteur un véritable supplice. Il devait lui rester un brin de lucidité. Enfin et surtout, aucune référence n'est faite à la sociologie des organisations, en particulier aux théories de la contingence structurelle, courant de pensée qui s'est pourtant développé autour de l'idée que les contraintes environnant l'organisation, le marché en particulier, contribuaient à lui donner sa forme. Or toutes les entreprises dont fait état Tom Peters se rattachent bien à un certain type d'entreprise dont les produits subissent des renouvellements rapides, lesquels nécessitent des structures plus souples et un management adaptable aux contraintes extérieures. De telles organisations, qui sont à la recherche de formes plus flexibles de fonctionnement, tentent de se fractionner en autant de fonctions que nécessaire (décentralisation radicale) liées les unes aux autres par de fortes coopérations (réseaux), constituées d'équipes de projets autonomes et sans cesse renouvelées. C'est sans doute ce que Tom Peters appelle l'entreprise libérée, mais cette « libération » mériterait meilleur analyste.