Perte de poids, troubles du sommeil, fatigue excessive… Les symptômes touchent souvent des salariés très investis dans leur travail.
« Ma boîte de courriers électroniques était devenue un outil de torture, lâche en soupirant Peter*, aujourd'hui DRH (directeur des ressources humaines) d'une grande banque européenne. Nous étions en pleine crise financière, la banque venait de changer de patron et ma charge de travail était énorme. Un jour, j'ai fini par fondre en larmes dans le bureau de mon responsable. » Ce que décrit ce quadragénaire qui s'est absenté de longs mois de son entreprise pour être suivi par un coach avant de pouvoir reprendre son poste, est une maladie liée au travail sans en être vraiment une.
Pathologie du bon élève
Le « burn out » – en français : « syndrome d'épuisement professionnel » – n'est pas reconnu par le code de Sécurité sociale comme une maladie professionnelle. Pourtant, ce sont bien les récentes crises et leurs lourdes conséquences sur l'organisation du travail dans les établissements financiers (plans de départs, mobilités internes, réorganisations de services, déménagements, etc.) qui ont conduit certains salariés à en arriver à cette forme de « névrose intérieure », comme la qualifie Arnaud Riou, coach de dirigeants depuis vingt ans. « Le 'burn out' est la pathologie du bon élève. Il touche souvent les salariés qui s'investissent beaucoup, qui se 'consument' de l'intérieur. Le dénominateur commun chez les personnes, c'est le besoin de reconnaissance et la volonté de bien faire même lorsque les objectifs ne sont pas atteignables. »
Les plus hautes fonctions ne sont pas épargnées. Le 13 novembre, Barclays a annoncé le départ de son directeur de la conformité dans un communiqué de presse dont le texte a marqué les esprits : « Hector Sants a été en congé maladie depuis le début du mois d'octobre, souffrant de stress et d'épuisement. Il a conclu qu'il ne sera pas en mesure de retourner au travail à court terme. En conséquence, il a décidé de démissionner de Barclays et de ne pas revenir de congé maladie ». Selon Arnaud Riou, « le secteur bancaire est particulièrement exposé au 'burn out' de ses salariés. Il y a clairement un effet 'crise' ».
« Mes collègues n'ont rien vu »
Marc, la quarantaine, était cadre au sein de la direction financière d'un grand groupe bancaire européen lorsqu'il a fait le sien : « En 2009, le basculement a été total. La banque qui m'employait depuis plus de dix ans a connu de graves difficultés. J'étais débordé, je travaillais la nuit de chez moi, mais ce n'était pas le seul problème. La maison mère nous imposait des choses qui n'avaient aucun sens, nous devions 'casser' tout ce que nous avions construit. Sont arrivés la fatigue, la démotivation, les troubles du sommeil ; j'étais en lutte intérieure très forte car je dissimulais bien les choses. Mon responsable qui me maintenait 'sous perfusion' est parti et là, j'ai craqué. Le médecin m'a arrêté quelques jours... avant de m'arrêter à nouveau durant six mois. Mes collègues ont été très surpris, ils n'avaient rien vu venir ».
« C'est l'image de l'élastique qui lâche, illustre Sébastien Henry, spécialiste de l'accompagnement des dirigeants. Le 'burn out' n'est pas forcément une dépression, même si c'est un terrain qui y est très favorable. Je suis intervenu auprès de cadres de la finance en Asie et ce qui m'a frappé, c'est la pression quotidienne et une culture du résultat nettement plus marquée que dans l'industrie. Pour des financiers habitués à la performance, cette situation de mal-être est très difficile à vivre. D'ailleurs, beaucoup n'osent pas en parler : le 'burn out', c'est aussi une vraie solitude. » Les tensions internes entre managers et collaborateurs peuvent aussi conduire à l'épuisement professionnel. « Avec la crise, le 'middle management' n'a plus joué son rôle de 'back up'; avant, les managers couvraient de grandes pertes dans les salles de marché. D'un coup, il y a eu une perte de confiance vis-à-vis des traders, explique un ancien chef de desk d'une banque française. On m'a indiqué que si je commettais une erreur, je sautais, et que je devais en même temps dépasser mes objectifs. Je faisais l'objet d'une pression délirante, je recevais des appels téléphoniques à 23 heures, je pensais sans cesse à mes positions de trading. Il y avait un climat de défiance que les restrictions sur les bonus n'ont pas arrangées. J'ai fini à l'hôpital en internement. Mon équipe m'a vu disparaître de la salle. Aujourd'hui, j'attaque aux Prud'hommes cette banque qui était mon employeur depuis près de vingt ans. »
Tournant dramatique
« Alors qu'il avait son propre bureau, mon responsable a décidé de s'asseoir 'momentanément' en face de moi pour 'collaborer' sur un sujet sensible, raconte de son côté Isabelle, 37 ans, ancienne cadre dans une société de gestion d'actifs qu'elle a décidé, elle aussi, de poursuivre aux Prud'hommes.
Je devais lui rendre des comptes en permanence. Je ressentais une forte pression. Je travaillais chez moi le soir pour absorber davantage ma charge de travail. Après avoir piloté pendant des semaines un dossier, ce manager m'a ordonné de ne pas en parler lors d'une réunion importante. Bien que je n'aie pas compris sa demande, je me suis exécutée. » Le cas de cette salariée a connu un tournantdramatique : « J'ai consulté le médecin du travail qui a confirmé une dépression pour cause de souffrance au travail. Il a même préconisé une mobilité interne. Mais la DRH n'a pas réagi. Je suis restée à mon poste. Je suis alors entrée dans une spirale infernale, j'avais des idées noires. Il y a quelques mois, j'ai fais une tentative de suicide sur mon lieu de travail. J'ai été suivie au sein d'un hôpital psychiatrique et maintenant je vois un psychothérapeute. »
« Cela n'arrive pas du jour au lendemain, signale Arnaud Riou. C'est progressif, il y a des signes avant-coureurs, c'est un peu comme avant un orage. La personne va par exemple se désintéresser de sa vie personnelle, de sa famille. Mais pour voir ces signes, le management doit écouter, prendre du temps... »
Prévenir et détecter
Questionnaires, actions de sensibilisation, formations, dépliants... les banques font surtout de la prévention pour éviter à leurs salariés d'en arriver à ces extrémités. « La prévention est relativement facile. La détection est en revanche très délicate et relève plutôt de la médecine du travail en
individuel », déclare Fabienne Raynaud, fondatrice de Goods to Know, société de conseil en diversité et ancienne cadre au sein d'une banque de financement et d'investissement (BFI). « Chez mon ancien employeur, nous avions lancé un questionnaire (anonyme) afin d'identifier les zones de stress ; notre but était ensuite de définir des mesures globales. Cela a été compliqué à faire passer auprès des managers, il a fallu insister et leur dire qu'il s'agissait de les aider. Au final, nous avons mis en place un dispositif avec des groupes de parole animés par des psychologues, des séminaires, du coaching, des mobilités internes. Cela n'a pas réglé tous les problèmes mais l'ambiance était moins tendue et nous avons pu faire passer des messages ».
« Lorsque je me suis écroulé, la RH m'a tout de suite dit de rentrer chez moi, se souvient Peter. Du jour au lendemain, je n'ai plus reçu aucun mail sur mon Blackberry. Au début, j'ai vécu cela comme une sanction. Evidemment, avec le recul, je sais que je n'aurais pas pu prendre de la distance sans cela. C'est mon entreprise qui m'a permis d'être accompagné par un spécialiste. Désormais je sais relâcher la pression. »
De l'avis général, la réaction des responsables RH doit être immédiate face à un cas de burn out avéré. Mais par manque de confiance, de nombreux cadres ne croient pas en leur efficacité et préfèrent s'orienter vers leur médecin traitant ou celui du travail. « Les RH ? Ce sont les sbires des managers qui mettent en place ces systèmes », grince Nicolas, 38 ans, ancien manager au sein d'une BFI étrangère. « Dans le secteur financier, le travail est très centré sur la performance, l'atteinte d'objectifs, la compétition entre les équipes. Par conséquent, se plaindre, solliciter les RH pour se faire aider est très mal vu. On a plutôt tendance à prendre sur soi... jusqu'à ce que l'on grille comme un fusible », confie une salariée d'une grande banque. Le burn out reste encore un sujet tabou chez les professionnels de la finance.